Les Cahiers du travail social n°59-60
Un cas de messianisme politique : le sébastianisme.
Plutôt que de reprendre une fois encore la critique de l’utopie communiste et de sa « contre-utopie » soviétique, largement commentée et analysée [Cornélius Castoriadis, « Marxisme et théorie révolutionnaire », L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 ou Bronislaw Baczko, 1984], il me semble pertinent de commenter ici un précédent historique et politique d’espérance collective curieux mais exemplaire d’un imaginaire collectif fondé sur le principe du salut national : le sébastianisme. Ce cas d’espérance socio-politique, semblable par sa nature au messianisme chrétien, fondateur d’un mythe politique, d’un enchantement collectif et d’une fabulation sociale, a figé une société dans un imaginaire social unique, total et prédéterminé, conduit à une sorte « d’inertie » politique et, au moins, assujetti une nation au retour improbable d’un roi mythique, annonciateur d’une époque glorieuse, qui a tenu la population dans un « fatalisme » social. « Le sébastianisme correspond tout à fait à la mentalité collective portugaise, où l’on trouve entrelacés mysticisme, providentialisme, messianisme et vocation universaliste » [Labourdette, 2000, p. 317].
Les conditions historiques de la défaite et de la décadence portugaise5 n’auraient que peu d’importance, aléas historiques parmi tant d’autres, si elles n’étaient la pierre fondatrice d’un sentiment national, d’un symbolisme politique et d’un imaginaire social fondés sur l’espérance, celui du retour de l’homme providentiel, du renouveau national et du retour à l’époque glorieuse. Sous la domination espagnole, le peuple portugais s’est accroché au mythe du retour providentiel du roi Sebastião, dont la disparition fut vécue comme un drame national, un traumatisme d’autant plus profond que le roi avait répondu idéalement à l’image du roi conquérant, élu de Dieu, que la nation attendait. Expiation collective qui donna lieu à l’élaboration d’un mythe national : le Desajado, le désiré, qu’aucun témoignage, ni aucune preuve, n’assurait d’une mort certaine, devint l’Encoberto, le roi caché, héros malheureux d’une bataille, mais figure légendaire de la bravoure, et même héros invulnérable car choisi de Dieu, et dont la mission reste à jamais le rétablissement de la nation portugaise dans sa grandeur, la restauration d’un nouvel empire chrétien, celui du Quinto Império (Cinquième Empire). Le mythe sébastianiste traversera les siècles, entretenu par la littérature, qui exprimera, par l’espoir prochain du nouvel âge d’or et le maintien des valeurs traditionnelles, le projet universel du Portugal. Le sébastianisme devint également le socle imaginaire nécessaire à l’union nationale autour des hommes providentiels. Messianisme politique inscrit dans la mentalité portugaise, il participe au sentiment d’universalité du génie national comme l’Esprit des Lumières et de la Révolution éclaire le monde du génie français. Fernando Pessoa et ses hétéronymes, sous l’effet de leurs diversités psychologiques, se laisseront étourdir par ce mythe, mélangeant allègrement imaginaire social et pragmatisme politique, analyse sociologique et espérance littéraire. Dans un article déroutant, inspiré du sociologisme pré-positiviste, fondé sur les corrélations probables entre l’apparition des grands mouvements littéraires européens et « l’état de vigueur » des esprits nationaux, Pessoa se laisse aller à prophétiser l’avenir grandiose du pays6 : analyse politique qui s’annonce « mathématique », « logique », mais qui se termine par une prière.
Plutôt que de reprendre une fois encore la critique de l’utopie communiste et de sa « contre-utopie » soviétique, largement commentée et analysée [Cornélius Castoriadis, « Marxisme et théorie révolutionnaire », L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 ou Bronislaw Baczko, 1984], il me semble pertinent de commenter ici un précédent historique et politique d’espérance collective curieux mais exemplaire d’un imaginaire collectif fondé sur le principe du salut national : le sébastianisme. Ce cas d’espérance socio-politique, semblable par sa nature au messianisme chrétien, fondateur d’un mythe politique, d’un enchantement collectif et d’une fabulation sociale, a figé une société dans un imaginaire social unique, total et prédéterminé, conduit à une sorte « d’inertie » politique et, au moins, assujetti une nation au retour improbable d’un roi mythique, annonciateur d’une époque glorieuse, qui a tenu la population dans un « fatalisme » social. « Le sébastianisme correspond tout à fait à la mentalité collective portugaise, où l’on trouve entrelacés mysticisme, providentialisme, messianisme et vocation universaliste » [Labourdette, 2000, p. 317].
Les conditions historiques de la défaite et de la décadence portugaise5 n’auraient que peu d’importance, aléas historiques parmi tant d’autres, si elles n’étaient la pierre fondatrice d’un sentiment national, d’un symbolisme politique et d’un imaginaire social fondés sur l’espérance, celui du retour de l’homme providentiel, du renouveau national et du retour à l’époque glorieuse. Sous la domination espagnole, le peuple portugais s’est accroché au mythe du retour providentiel du roi Sebastião, dont la disparition fut vécue comme un drame national, un traumatisme d’autant plus profond que le roi avait répondu idéalement à l’image du roi conquérant, élu de Dieu, que la nation attendait. Expiation collective qui donna lieu à l’élaboration d’un mythe national : le Desajado, le désiré, qu’aucun témoignage, ni aucune preuve, n’assurait d’une mort certaine, devint l’Encoberto, le roi caché, héros malheureux d’une bataille, mais figure légendaire de la bravoure, et même héros invulnérable car choisi de Dieu, et dont la mission reste à jamais le rétablissement de la nation portugaise dans sa grandeur, la restauration d’un nouvel empire chrétien, celui du Quinto Império (Cinquième Empire). Le mythe sébastianiste traversera les siècles, entretenu par la littérature, qui exprimera, par l’espoir prochain du nouvel âge d’or et le maintien des valeurs traditionnelles, le projet universel du Portugal. Le sébastianisme devint également le socle imaginaire nécessaire à l’union nationale autour des hommes providentiels. Messianisme politique inscrit dans la mentalité portugaise, il participe au sentiment d’universalité du génie national comme l’Esprit des Lumières et de la Révolution éclaire le monde du génie français. Fernando Pessoa et ses hétéronymes, sous l’effet de leurs diversités psychologiques, se laisseront étourdir par ce mythe, mélangeant allègrement imaginaire social et pragmatisme politique, analyse sociologique et espérance littéraire. Dans un article déroutant, inspiré du sociologisme pré-positiviste, fondé sur les corrélations probables entre l’apparition des grands mouvements littéraires européens et « l’état de vigueur » des esprits nationaux, Pessoa se laisse aller à prophétiser l’avenir grandiose du pays6 : analyse politique qui s’annonce « mathématique », « logique », mais qui se termine par une prière.
Telle est la nature des téléologies politiques : comme Marx et Engels, oracles du socialisme « scientifique » qui cherchent à donner un sens à l’histoire, concluant à l’avènement d’une société sans classes et annoncent la fin du capitalisme [Le Manifeste du parti communiste, (1848)], Pessoa prophétise « la splendeur du Portugal ». L’une et l’autre de ces philosophies de l’histoire, perverties à l’origine par le rêve d’une société idéale ou de la grandeur d’un peuple, seront contredites par des réalités politiques différentes. Le communisme soviétique ne sera pas la dernière étape avant la société idéale et le providentialisme sébastianiste a sans doute favorisé les coups d’État militaires du XIXe et XXe siècle portugais, les dictatures, puis l’instauration de l’Estado Novo, régime autoritaire et répressif, mais paré d’une constitution républicaine. Accuser Pessoa, « qui se définissait lui-même comme « un nationaliste mystique, un sébastianiste rationnel » » [Labourdette, 2000, p. 316] d’avoir préparé l’avènement de Salazar n’a pas plus de sens que d’accuser Marx de la tyrannie stalinienne. Mais cela nous permet d’appréhender une des ruses de l’histoire : la déception sera à la hauteur de l’espérance et le cauchemar aussi intense que le rêve. Des auteurs portugais contemporains, Antonio Lobo Antunès est l’un de ceux qui règleront avec le plus de véhémence leurs comptes avec cet imaginaire social et ce rêve de grandeur nationale qui ont participé idéologiquement, comme pour toutes les puissances colonisatrices, à l’horreur des guerres coloniales. Le retour des caravelles, roman métaphorique, parfois halluciné, dans lequel les grandes figures historiques de la conquête portugaise rentrent au pays, celui de la fin du XXe siècle, miséreux, déboussolés, désabusés, après des siècles d’errance, témoigne du désenchantement d’un homme et d’une nation face au mensonge politique et historique de la mystique impériale, farce collective d’une société coloniale, et raconte le réveil difficile d’un petit pays ensommeillé par un rêve de puissance mondiale. La Révolution des œillets du 25 avril 1974 mettra fin à quatre siècles d’une espérance folle construite sur un désastre, celui du 4 août 1576. La transition difficile qui assurera le passage du gouvernement révolutionnaire à la démocratie « constitutionnelle », de 1974 à 1976, mettra fin également à un début d’utopie marxiste, mais elle scellera définitivement (ou peut-être seulement pour un temps) le sort du sébastianisme politique.
Nous avons avec le sébastianisme un exemple particulièrement significatif du messianisme politique, de sa force historique, de sa faculté à produire un imaginaire social, littéraire, artistique, susceptible de servir un jour les intérêts politiques d’un homme ou bien de soutenir une idéologie et l’organisation qui en découle, et qui se donnent pour projet la matérialisation de cette espérance collective. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une utopie, mais plutôt d’un idéal à atteindre, qui s’appuie sur une histoire fantasmée, sur l’idée d’une société meilleure à venir : tout comme le communisme soviétique soutenu par le marxisme et son rêve de société communiste pacifiée, tout comme le nazisme mis en scène par son projet pangermaniste et la vitalité des peuples allemands, le sébastianisme propose un cadre idéologique, cohérent, intelligible à des projets et des discours autoritaires, voire totalitaires. Mais, plus que le communisme soviétique, plus que le fascisme italien ou le nazisme allemand, le sébastianisme montre, par sa proximité avec le catholicisme, par l’enchevêtrement des deux univers sociaux, religieux et politique, la dimension religieuse des messianismes politiques.
Nous avons avec le sébastianisme un exemple particulièrement significatif du messianisme politique, de sa force historique, de sa faculté à produire un imaginaire social, littéraire, artistique, susceptible de servir un jour les intérêts politiques d’un homme ou bien de soutenir une idéologie et l’organisation qui en découle, et qui se donnent pour projet la matérialisation de cette espérance collective. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une utopie, mais plutôt d’un idéal à atteindre, qui s’appuie sur une histoire fantasmée, sur l’idée d’une société meilleure à venir : tout comme le communisme soviétique soutenu par le marxisme et son rêve de société communiste pacifiée, tout comme le nazisme mis en scène par son projet pangermaniste et la vitalité des peuples allemands, le sébastianisme propose un cadre idéologique, cohérent, intelligible à des projets et des discours autoritaires, voire totalitaires. Mais, plus que le communisme soviétique, plus que le fascisme italien ou le nazisme allemand, le sébastianisme montre, par sa proximité avec le catholicisme, par l’enchevêtrement des deux univers sociaux, religieux et politique, la dimension religieuse des messianismes politiques.
ENCART /
LES ORIGINES HISTORIQUES DU SÉBASTIANISME.
Au XVIe siècle, alors que l’empire portugais est à son apogée, que ce petit pays européen s’est imposé en un siècle sur toutes les mers océanes, de 1415, date de la prise de possession de l’archipel des Açores jusqu’à l’établissement d’une thalassocratie dans l’océan indien dès le début du XVIe siècle (1509-1511), seulement deux siècles après la fin de sa propre « Reconquista » (1248), le royaume portugais connaît des difficultés dans la gestion de son immense royaume malgré une politique d’établissements militaires et commerciaux (fortalezas) plutôt qu’une colonisation des terres conquises que sa petite démographie ne permet pas. Aux difficultés de défense et de gestion commerciale d’un empire très étendu, s’ajoute alors une politique d’alliance ibérique destinée à contrer les désirs de conquête du reste des royaumes européens, notamment de la France, incomprise de la population, historiquement hostile au voisin castillan puissant, conquérant et concurrent, sur lequel il avait gagné son indépendance. Alors que les élites aristocratiques souhaitent, au contraire, l’union dynastique des deux couronnes, vieux rêve de restauration de l’antique « Hispania » au profit bien entendu de la royauté portugaise (Maison d’Avis), mais surtout garantie essentielle de la sauvegarde des richesses de l’empire, le peuple n’y voyait que la perte d’une indépendance territoriale, la perte d’un empire gagné sur les prétentions castillanes, la perte d’une conquête constituante du sentiment national. Et, en effet, les richesses de l’empire portugais n’avaient pas bénéficié à la population métropolitaine. Elles avaient autorisé le faste des nobles, le crédit illimité des élites aristocratiques et, finalement, l’enrichissement des banquiers flamands, mais la structure sociale, la composition des ordres restaient inchangées. L’affluence massive et rapide d’argent, d’or ou d’épices, ce petit siècle d’or portugais comparé à celui de son voisin espagnol, n’ont pas suffit à dénouer une organisation sociale héritée du Moyen-Âge. Au contraire, la politique impériale avait épuisé le royaume financièrement, démographiquement, et la politique d’outre-mer coûteuse maintenait le Portugal dans un état de dépendance et d’immobilisme social.
C’est dans cette période d’inquiétude populaire et de mécontentement social que naît en 1554, Dom Sebastião, futur roi du Portugal, fils posthume de l’infant Dom João, véritable « don du ciel », rempart contre l’annexion castillane pour le peuple, atout majeur d’une union ibérique sous autorité portugaise pour les nobles. Dom Sebastião très vite surnommé « o Desejado, le désiré », devient roi en 1557, à la mort de son grand-père Dom João III. Eduqué selon des valeurs guerrières et héroïques, empreint de ferveur religieuse, il est formé pour correspondre à l’idéal chevaleresque du Moyen-Âge, figure royale déjà anachronique en ce milieu du XVIe siècle. Sa naissance étant perçue par le peuple comme un signe de la providence et l’avènement d’une nouvelle période héroïque, il était le prince de la régénération de la nation. Le réalisme politique se confondait alors avec les idéaux de l’époque : les assemblées de nobles (Cortès) préconisaient une politique de reconquête du littoral marocain pour préserver le commerce atlantique ; le peuple attendait une action glorieuse de la part de son roi. « Sa miraculeuse naissance l’avait prédestiné à la gloire du prince chrétien. Dans les mentalités portugaises de l’époque, la seule véritable gloire consistait en la croisade contre les Infidèles, qui venaient de reprendre une bonne partie des places fortes de l’Afrique du Nord » (Labourdette, 2000, p. 212). Le projet de conquérir le Maroc et d’instaurer un empire de proximité, africain, débouché immédiat à la crise métropolitaine devenait son seul projet. Mais plus qu’un projet politique, c’était devenu une croisade, l’acte fondateur d’une nouvelle époque glorieuse et chevaleresque. Ce fut au contraire le désastre.
Lorsqu’en 1576, il profite d’une crise dynastique au Maroc et débarque avec 16500 hommes à l’appel du sultan déposé, il ne pense pas un instant à l’échec malgré le manque de préparation, l’improvisation et l’insouciance générale qui règne dans son armée plus remarquée pour son luxe ostentatoire que par son agilité. La bataille aura lieu le 4 août 1578 près d’Alcacer-Quibir. Enfermé dans une vision archaïque de la conquête, conditionné par l’idéal chevaleresque, D. Sebastião veut combattre au milieu de son armée, regroupant toute la jeune noblesse du pays. L’armée portugaise est massacrée. Le roi sans héritier met un point final au rêve national : « La défaite sonnait le glas de la dynastie d’Avis et de la grandeur du Portugal. La couronne revenait à un vieillard valétudinaire qui n’était plus que l’ombre que lui-même » (Labourdette, 2000, p. 218). L’union ibérique se fera au profit de l’Espagne. Philippe II annexera l’empire portugais pour une durée de soixante ans.
LES ORIGINES HISTORIQUES DU SÉBASTIANISME.
Au XVIe siècle, alors que l’empire portugais est à son apogée, que ce petit pays européen s’est imposé en un siècle sur toutes les mers océanes, de 1415, date de la prise de possession de l’archipel des Açores jusqu’à l’établissement d’une thalassocratie dans l’océan indien dès le début du XVIe siècle (1509-1511), seulement deux siècles après la fin de sa propre « Reconquista » (1248), le royaume portugais connaît des difficultés dans la gestion de son immense royaume malgré une politique d’établissements militaires et commerciaux (fortalezas) plutôt qu’une colonisation des terres conquises que sa petite démographie ne permet pas. Aux difficultés de défense et de gestion commerciale d’un empire très étendu, s’ajoute alors une politique d’alliance ibérique destinée à contrer les désirs de conquête du reste des royaumes européens, notamment de la France, incomprise de la population, historiquement hostile au voisin castillan puissant, conquérant et concurrent, sur lequel il avait gagné son indépendance. Alors que les élites aristocratiques souhaitent, au contraire, l’union dynastique des deux couronnes, vieux rêve de restauration de l’antique « Hispania » au profit bien entendu de la royauté portugaise (Maison d’Avis), mais surtout garantie essentielle de la sauvegarde des richesses de l’empire, le peuple n’y voyait que la perte d’une indépendance territoriale, la perte d’un empire gagné sur les prétentions castillanes, la perte d’une conquête constituante du sentiment national. Et, en effet, les richesses de l’empire portugais n’avaient pas bénéficié à la population métropolitaine. Elles avaient autorisé le faste des nobles, le crédit illimité des élites aristocratiques et, finalement, l’enrichissement des banquiers flamands, mais la structure sociale, la composition des ordres restaient inchangées. L’affluence massive et rapide d’argent, d’or ou d’épices, ce petit siècle d’or portugais comparé à celui de son voisin espagnol, n’ont pas suffit à dénouer une organisation sociale héritée du Moyen-Âge. Au contraire, la politique impériale avait épuisé le royaume financièrement, démographiquement, et la politique d’outre-mer coûteuse maintenait le Portugal dans un état de dépendance et d’immobilisme social.
C’est dans cette période d’inquiétude populaire et de mécontentement social que naît en 1554, Dom Sebastião, futur roi du Portugal, fils posthume de l’infant Dom João, véritable « don du ciel », rempart contre l’annexion castillane pour le peuple, atout majeur d’une union ibérique sous autorité portugaise pour les nobles. Dom Sebastião très vite surnommé « o Desejado, le désiré », devient roi en 1557, à la mort de son grand-père Dom João III. Eduqué selon des valeurs guerrières et héroïques, empreint de ferveur religieuse, il est formé pour correspondre à l’idéal chevaleresque du Moyen-Âge, figure royale déjà anachronique en ce milieu du XVIe siècle. Sa naissance étant perçue par le peuple comme un signe de la providence et l’avènement d’une nouvelle période héroïque, il était le prince de la régénération de la nation. Le réalisme politique se confondait alors avec les idéaux de l’époque : les assemblées de nobles (Cortès) préconisaient une politique de reconquête du littoral marocain pour préserver le commerce atlantique ; le peuple attendait une action glorieuse de la part de son roi. « Sa miraculeuse naissance l’avait prédestiné à la gloire du prince chrétien. Dans les mentalités portugaises de l’époque, la seule véritable gloire consistait en la croisade contre les Infidèles, qui venaient de reprendre une bonne partie des places fortes de l’Afrique du Nord » (Labourdette, 2000, p. 212). Le projet de conquérir le Maroc et d’instaurer un empire de proximité, africain, débouché immédiat à la crise métropolitaine devenait son seul projet. Mais plus qu’un projet politique, c’était devenu une croisade, l’acte fondateur d’une nouvelle époque glorieuse et chevaleresque. Ce fut au contraire le désastre.
Lorsqu’en 1576, il profite d’une crise dynastique au Maroc et débarque avec 16500 hommes à l’appel du sultan déposé, il ne pense pas un instant à l’échec malgré le manque de préparation, l’improvisation et l’insouciance générale qui règne dans son armée plus remarquée pour son luxe ostentatoire que par son agilité. La bataille aura lieu le 4 août 1578 près d’Alcacer-Quibir. Enfermé dans une vision archaïque de la conquête, conditionné par l’idéal chevaleresque, D. Sebastião veut combattre au milieu de son armée, regroupant toute la jeune noblesse du pays. L’armée portugaise est massacrée. Le roi sans héritier met un point final au rêve national : « La défaite sonnait le glas de la dynastie d’Avis et de la grandeur du Portugal. La couronne revenait à un vieillard valétudinaire qui n’était plus que l’ombre que lui-même » (Labourdette, 2000, p. 218). L’union ibérique se fera au profit de l’Espagne. Philippe II annexera l’empire portugais pour une durée de soixante ans.
NOTES
5. Voir encadré « Les origines historiques du sébastianisme ».
6. « Compte tenu de ces éléments sociologiques du problème, l’inévitable conclusion saute aux yeux. C’est la plus extraordinaire, la plus rassurante, la plus étourdissante que l’on puisse oser espérer. Elle est de nature à coïncider totalement avec les intuitions prophétiques du poète Teixeira de Pascoaes sur la future civilisation lusitanienne, sur l’avenir glorieux qui attend la Patrie portugaise. Tout cela, que la foi et l’intuition des mystiques ont suggéré à Teixeira de Pascoaes, notre raisonnement va le confirmer mathématiquement. [...].
Osons conclure, le raisonnement dépassant le rêve : que l’actuel courant littéraire portugais est, totalement et absolument, le début d’un grand courant littéraire, de ceux qui précèdent les grandes époques de création des grandes nations qui font la civilisation.
Ne nous laissons pas déprimer ni tromper par un présent médiocre et insuffisant : c’est ce qui confirme notre raisonnement. Ayons le courage de nous abandonner à cette folle joie qui vient de là où nous mène le raisonnement ! Il se prépare, au Portugal, une renaissance extraordinaire, une résurrection prodigieuse. […].
Ayons la foi. Faisons de cette croyance, logique après tout, en un avenir plus glorieux que l’imagination n’ose le concevoir, notre âme et notre corps, notre quotidien et notre éternité. Jour et nuit, en pensée et en action, en rêve et dans la vie, qu’elle nous accompagne, pour qu’aucune de nos âmes ne manque à sa mission d’aujourd’hui, qui est de créer le supra-Portugal de demain »
Fernando Pessoa, « La nouvelle poésie portugaise considérée d’un point de vue sociologique » (1912), Chronique de la vie qui passe, Paris, Ed. de la Différence, pp. 153-156.
5. Voir encadré « Les origines historiques du sébastianisme ».
6. « Compte tenu de ces éléments sociologiques du problème, l’inévitable conclusion saute aux yeux. C’est la plus extraordinaire, la plus rassurante, la plus étourdissante que l’on puisse oser espérer. Elle est de nature à coïncider totalement avec les intuitions prophétiques du poète Teixeira de Pascoaes sur la future civilisation lusitanienne, sur l’avenir glorieux qui attend la Patrie portugaise. Tout cela, que la foi et l’intuition des mystiques ont suggéré à Teixeira de Pascoaes, notre raisonnement va le confirmer mathématiquement. [...].
Osons conclure, le raisonnement dépassant le rêve : que l’actuel courant littéraire portugais est, totalement et absolument, le début d’un grand courant littéraire, de ceux qui précèdent les grandes époques de création des grandes nations qui font la civilisation.
Ne nous laissons pas déprimer ni tromper par un présent médiocre et insuffisant : c’est ce qui confirme notre raisonnement. Ayons le courage de nous abandonner à cette folle joie qui vient de là où nous mène le raisonnement ! Il se prépare, au Portugal, une renaissance extraordinaire, une résurrection prodigieuse. […].
Ayons la foi. Faisons de cette croyance, logique après tout, en un avenir plus glorieux que l’imagination n’ose le concevoir, notre âme et notre corps, notre quotidien et notre éternité. Jour et nuit, en pensée et en action, en rêve et dans la vie, qu’elle nous accompagne, pour qu’aucune de nos âmes ne manque à sa mission d’aujourd’hui, qui est de créer le supra-Portugal de demain »
Fernando Pessoa, « La nouvelle poésie portugaise considérée d’un point de vue sociologique » (1912), Chronique de la vie qui passe, Paris, Ed. de la Différence, pp. 153-156.
(à suivre)
Claude DE BARROS
Références bibliographiques
- BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1984.
- BOUCHET Thomas, PICON Antoine, RIOT-SARCEY Michèle (dir.), Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, VUEF, 2002.
- CREAGH Ronald, Laboratoires de l’Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1983.
- LABOURDETTE Jean-François, Histoire du Portugal, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000.
- MANDROU Robert, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Ed. Albin Michel, coll. Bibliothèque de «L’Évolution de l’Humanité», 1998.
- MORE Thomas, (a), L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, coll. Œuvres de philosophie politique, Paris, Flammarion, 1987.
- MORE Thomas, (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), (document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales ». Site web : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html
- VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Idées, 2007.
- ZAMIATINE Eugène, Nous autres (1920), traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’imaginaire, 1971.